Deuxième plus grand port d'Europe, Anvers constitue pour les trafiquants de drogue un point d’entrée névralgique dans l’UE. En 2021, 90 tonnes de cocaïne, cachée dans des containers de produits légaux, ont été saisies par les douaniers. En 2022, ce sont plus de 100 tonnes, soit vingt-cinq fois plus qu’il y a sept ans et ce, malgré une coopération transfrontalière renforcée entre Anvers et Rotterdam. Selon les dernières estimations européennes, les deux villes portuaires représentent aujourd’hui plus de la moitié des importations de cocaïne en Europe. Elles fonctionnent comme des vases communicants : dès que les contrôles dans un port deviennent plus stricts, les criminels se déplacent vers l’autre, avec en toile de fond, toute une chaîne de corruption très bien ficelée et orchestrée par la « Mocro-Maffia », le groupe de narcotrafiquants marocains basé aux Pays-Bas. Les réseaux tentaculaires s'étendent aussi sous l'influence des cartels sud-américains. Un défi pour les autorités alors que le niveau de violence monte d'un cran. Des journalistes et des magistrats sont aussi régulièrement menacés, quand ils ne sont pas abattus. Malgré le recrutement annoncé de policiers et des douaniers supplémentaires et l’utilisation de scanners pour renforcer les contrôles anti-drogue, la lutte prendra du temps. Notre enquête dans les coulisses d’un milieu où celui qui parle ou ne collabore pas est réduit au silence.
Le port est une véritable passoire
Depuis 2018, dans le cadre du Stroomplan XXL, des contrôles renforcés ont vu le jour dont, notamment, des caméras avec reconnaissance de plaques d'immatriculation, des containers passés au scanner et une liste noire des chauffeurs qui ne respectent pas les règles. Mais, si ce port est perméable aux trafics c'est aussi parce qu'il est immense. Il s'étend sur plus de 12.000 hectares et 235 millions de tonnes de marchandises transitent chaque année dans des conteneurs qui se comptent par millions. C'est justement dans ces conteneurs que les cartels cachent leur drogue, souvent au milieu des ananas ou des bananes. Les ballots de drogues sont également dissimulés dans la structure même du container, scellés dans des cylindres métalliques. Les douanes le concèdent : Le site est donc très difficile à verrouiller. Il est impossible de tout contrôler.
De la corruption à tous les niveaux
Les trafiquants s'infiltrent aussi jusque dans les bureaux. En 2021, trois fonctionnaires ont été suspendus et certains poursuivis par la justice pour trafic de drogue. Les personnes qui travaillent sur les quais sont aussi soudoyés, que ce soient les dockers ou les agents de sécurité, quand les travailleurs des quais ne sont pas menacés ou intimidés.
Des messages de sensibilisation sont affichés sur le site. Dans le même temps, les employés du port qui occupent « une fonction à risque » font l'objet d'un screening, les trafiquants de drogues faisant souvent appel aux dockers pour faire passer la drogue. Enfin, les travailleurs portuaires peuvent également signaler de manière anonyme toute transaction suspecte dont ils sont témoins.
Une violence augmentée
Ces groupes criminels sont implantés dans plusieurs quartiers à Anvers. Des quartiers en proie à une montée de la violence et à des règlements de compte. C'est particulièrement le cas à Deurne, un quartier populaire dont les rues ne sont calmes qu’en apparence. Il y circule beaucoup d’argent et attirer dans la filière est le « business model », soit pour les enrôler soit pour leur vendre de la drogue.
Face à l'insécurité liée aux mafias de la drogue, la police locale a haussé le ton en septembre 2020 avec l'opération « Ronde de Nuit ». Des agents sont mobilisés à la nuit tombée pour contrôler les véhicules et les personnes.
Celui qui parle réduit au silence
« Mocro-Maffia », « Mocro-Oorlog » et « Mocro-War » sont les appellations génériques données aux organisations mafieuses marocaines, spécialisées dans le trafic de cocaïne et de drogue de synthèse. Après avoir débuté dans le trafic de haschich depuis le Maroc, la « Mocro-Maffia » est devenue un acteur incontournable du transport et de la vente de substances illicites aux Pays-Bas, puis en Belgique dans les années 2010. Ce groupe criminel, responsable d’une dizaine d’assassinats d’hommes politiques et de journalistes, a pour devise « Wie praat, die gaat » (NDLR : Celui qui parle mourra).
Dans le milieu de la pègre marocaine, il était surnommé « de kleine » (NDLR : Le petit en néerlandais), ce qui ne l’a pas empêché d’être considéré par les Pays-Bas comme l’ennemi public numéro un et l’un des criminels les plus dangereux d’Europe. Il s’agit de Ridouan Taghi, le chef de l’organisation, détenu depuis 2021 dans une prison de haute sécurité du sud des Pays-Bas. Son procès s’est déroulé, aux côtés de 17 complices dans une enceinte ultra sécurisée d’un tribunal de la banlieue d’Amsterdam, mais pour quelques milliers d’euros, d’autres membres ont déjà pris la relève sur le terrain, avec des tueurs à gages répartis aux quatre coins du monde et qui continuent à lui obéir pour faire taire ceux qui tentent de démanteler l’organisation.
Des journalistes et des magistrats menacés
Depuis l’assassinat du journaliste d’investigation Peter R. de Vries, blessé par balles le 6 juillet 2021 dans une rue d'Amsterdam, les autorités néerlandaises ont placé sous protection policière le Premier ministre démissionnaire, Mark Rutte, mais aussi de nombreux magistrats, avocats, journalistes et fonctionnaires, ainsi que leurs familles. Tous sont potentiellement menacés par la « Mocro-Maffia ». En 2019 déjà, l’organisation avait été impliquée dans l’assassinat de Derk Wiersum, un avocat d’Amsterdam spécialisé dans le crime organisé et les réseaux de trafic de drogue. Son client Nabil B., un repenti dont le frère avait été assassiné en 2018, avait livré à la police des informations-clés sur Ridouan Taghi, en échange d’une peine réduite.
Cette agression a également relancé le débat sur la place qu’occupent le crime organisé et le trafic de drogue à aux ports d’Anvers et de Rotterdam. Le travail semble loin d'être terminé. Les douanes belges le reconnaissent. On estime que, malgré des prises record, seuls 15% de la cocaïne importée est découverte. Parmi les pays expéditeurs : la Colombie, l'Équateur, le Brésil et l'Amérique du Sud. La drogue s'échappe ensuite vers les Pays-Bas et le reste de l'Europe. 40 % de toutes les saisies de cocaïne en Europe sont réalisées à Anvers.